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MA VIE C'EST UN PEU ÇA !

1983 - GRAND JACQUES, UNE HISTOIRE DE CANALS

10 Février 2023, 18:01pm

Publié par Guillaume

1983 - GRAND JACQUES, UNE HISTOIRE DE CANALS

J’ai toujours été très impressionné par celles et ceux qui se souviennent de leur enfance avec des détails d'une précision redoutable. Suffit d'évoquer une situation et les dates arrivent dans la seconde. Puis le lieu, le décor, les présents, les absents, et pour un peu on aurait l’heure du souvenir. Fascinant. Presque inquiétant quand c’est poussé à l’extrême ! Pareil pour les dates d’anniversaires. Moi, j’ai réussi à mémoriser pour mes proches mais faut pas s’éloigner plus que les très proches. Et encore même pour eux je dois me concentrer.

Mais si c’est simple ! Suffit d’avoir des moyens mnémotechniques tu vois. Par exemple mon pote Simon il a 5 lettres dans son prénom il habite dans la Creuse donc 23. Si t’additionnes les deux ça fait ? Ça fait ? 28 oui ! Et comme c’est un garçon son numéro de sécu commence par 1. Un nombre impair. Tu la vois pas l’évidence ? Ben 281 ! Et c’est quoi le nombre impair qui vient après ? Hein ? 283 ! Le 28 Mars quoi ! Et là t’ose pas demander le complément pour l’année… 

M’a fallu attendre d’avoir presque 40 ans pour me souvenir. Ou plutôt prendre conscience de mes souvenirs. Ce à quoi ils étaient restés accrochés. Évidemment pas accrochés au point de me souvenir de l’anniversaire de mariage de Jean-Jacques, Luc ou Séverine. Non. Mais au point de réaliser que mes souvenirs les plus précis étaient liés à la musique. Aux chansons, aux mélodies. 

Parce qu’en 2011 on m’a fait une commande artistique pour le Printemps des Poètes. Le thème c’était l’enfance. Forcément j’allais avoir à creuser. Je pensais que j’allais juste rechercher des chansons sur ce thème pour monter le spectacle. Mais rapidement j’ai été rattrapé par des souvenirs assez précis… Presque troublant pour un gars comme moi. Je prenais conscience que les scènes immortalisées dans ma mémoire avaient leur Bande Originale ! Rien ne me faisait plus vibrer que ces émotions là. Sorte d’explication plus ou moins logique à cette destinée artistique créative longtemps mise en sommeil.

Je revoyais sur mon grand écran des scènes de bals pendant lesquels je passais mon temps collé à la scène à observer les musiciens. Fasciné par leur pouvoir d’attraction, leur liberté (du moins celle que je m’imaginais), leur aisance. Je me revoyais devant la chaine hi-fi avec une cassette vierge prêt à bondir sur les tubes du moment ! Des heures j’y passais. Des heures à attendre LE moment où j’allais reconnaître à la première seconde les premières notes d’une chanson ! En vérifiant qu’il restait de la place sur la Face A… Sinon fallait recommencer plus tard. Je me revoyais aussi très bien le jour de la découverte des Poppys. Non non rien n’a changé ! Tout tout a continué ! Chez des amis. D’ailleurs je crois que j’avais usé leur 45 tours et le saphir du tourne-disque en un après-midi.

Mais si je ne devais n’en garder qu’un de ces souvenirs, une scène, je choisirais cette soirée chez Jacques et Arlette à Cerizay. On n’était pas vraiment dans une salle de bal ou de concert. Mais ce soir-là j’ai vécu un événement fondateur. De ceux qui font du bien mais sur le moment vous ne savez pas à quel point vous allez rester marqué. Un tatouage intérieur.

Jacques aimait bien chanter. Fan de Jean Ferrat et de la chanson française en général. Dès qu’une occasion se présentait (mariage, anniversaire) il faisait partie de ceux à qui on disait allez Jacques tu vas bien nous en chanter une petite quand même ? Le quand même est important. Petite note culpabilisante indispensable pour laisser un choix modéré.

Ce soir là c’était ni un mariage ni un anniversaire. Juste une invitation de nos anciens voisins devenus des amis de la famille. La rue où j’avais passé mes 5 premières années. Vous savez, le genre d’invitation faite des semaines à l’avance, la nappe est mise, les plats préparés pendant des heures, y’en a trop beaucoup trop mais on continue de manger tout ce qui passe pour ne pas vexer et parce que c’est comme ça. La politesse avant tout. On comptait sur notre estomac. Important la confiance.   

Et pendant le repas, je ne sais évidemment plus pourquoi mais Jacques a commencé  à parler d’un disque qu’il venait d’acheter. Quand il aimait quelqu’un c’était plutôt à fond. On sentait l’enthousiasme. Là il parlait du dernier album de Pierre Bachelet. Mais s’il en parlait c’était surtout pour un titre. Qui n’était pas du tout le tube de cette production. La chanson du connaisseur quoi. De celui qui fouille, qu’écoute l’ensemble de l’oeuvre. Alors il s’est mis à parler de Quand on est un canal. Avec une émotion particulière. On le sentait touché par les mots, l’histoire de ce texte. 

Puis d’un coup, au milieu du repas (je savais pas qu’on pouvait faire ça dans les repas officiels), il a dit « mais le mieux c’est de l’écouter cette chanson, vous allez voir. C’est formidable. » Là il se lève, cherche le vinyle, allume la chaine, appuie sur 33t… 

- Oh non Jacques, quand même tu vas pas faire ça ? 

- Ben si pourquoi ? C’est le mieux plutôt que d’en parler. Hein ? 

Je sentais mes parents surpris par l’initiative mais pas choqués non plus. Alors il l’ont encouragé !
- T’as raison vas-y Jacques.

- Oui mais alors je vous préviens, à chaque fois qu’il l’écoute…

- Arlette… arrête !

Avec l’oeil malicieux elle met l’index sur son visage juste au coin de l’oeil puis le descend le long de sa joue… 

La chanson passe. Un peu plus de quatre minutes écoutées religieusement. Moment suspendu. Mes parents faisant l’effort d’essayer de comprendre pourquoi tant d’émotions pour leur ami. Moi je ne cherchais pas à comprendre l’histoire. J’écoutais ce qui me traversait. Puis surtout je regardais Jacques. Ailleurs. Il y était au bord de ce canal. Avec ces hommes. Avec les métaphores. Avec une histoire. Je ne voyais que ça. Il s’était contenu toute la chanson. Il avait réussi. Enfin presque. Parce qu’à la fin l’oeil était un peu trop humide pour éviter tout débordement. Alors il a tenté du mieux possible de rester digne en tournant légèrement la tête et en prenant sa serviette pour essuyer sous ses lunettes ces effusions salées quelque peu honteuses… 

- Jacques quand même !!! T’es ridicule !

- J’suis désolé…

Désolé de quoi ? Ah oui un homme qui pleure. Pour une chanson en plus. Pas très digne tout ça. Une femme passe encore, mais un homme. Quel affront. Quelle faiblesse. Très gênant. 

Sauf que pour moi c’était une révélation ! Un truc de fou ! Plus punk que les Sex Pistols ou les Bérurier Noir. On a les punks qu’on peut. Moi Jacques c’était le mien de punk ! Il osait ses émotions en public, osait parler de ce qui le faisait vibrer, osait même les larmes… Un homme qui pleure !!! Moi qu’avais jamais vu la moindre larme dans les yeux de mon père ni dans ceux des autres représentants de mon genre (les adultes). Une révélation. On pouvait donc être un homme ET pleurer. On avait le droit. Et on restait un homme alors ? C’est bien ce que j’avais compris ce soir-là. Jacques, personne ne pouvait remettre en doute sa masculinité. 

Tous mes doutes ne se sont pas envolés ce soir-là. J’aurais aimé. Mais déjà, je gagnais ce petit plus essentiel : une honte un peu moins grande quand je ne pourrai pas retenir les miennes de larmes. Et comme elle viennent me rendre visite régulièrement, je pense souvent à lui quand cette pensée m'effleure, quand je me dis t’es ridicule !

C'est quoi un homme ?

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ndlr : La photo date d'avant 1983 bien sûr. 1975 exactement. Ma première rentrée des classes. Si ça c'est pas de l'écolier motivé j'y comprends rien ! Alors pourquoi ce choix me direz-vous ? Le lien avec les mots ? Tout simplement parce que je posais dans cette rue de la Vannelière à Cerizay. Devant notre maison de l'époque. Du temps où notre voisin s'appelait Jacques.

La chanson qui a fait de cette soirée un moment historique. À l'échelle d'une histoire. La mienne.

Puis ça c'est pour vous la mettre dans la tête, la soirée, ou tout le week-end !

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A
Tu as l'art de nous emmener dans ton histoire... On croit que tu vas nous parler de chanson, de musique, et c'est presque ça mais beaucoup plus, vers l'émotion, vers ce qu’on s'autorise ou pas, le regard de l'autre, de la société. Le petit garçon sensible a eu un Jacques sur son chemin, quelle chance.
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M
Oh, la bonne bouille que tu as !<br /> Bisous.
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