L’HOMME QUI NE SAVAIT PAS DIRE NON*
Naturalia un lundi. Dans la mesure du possible j’y vais le lundi parce que le lundi y’a 10% de réduction sur les fruits et légumes(1). Ce qui n’est pas négligeable quand on est intermittent du spectacle avec un taux horaire au ras des pâquerettes. J’aime bien les pâquerettes. Belles et libres comme l’air. Moins prétentieuses que Marguerite, leur soeur. Tout en discrétion. Mais revenons dans ce magasin désert. Vers 13h y’a jamais personne ou presque. À part la vendeuse et moi-même.
Le calme de ce magasin fait du bien. Ne pas jouer des coudes. Prendre le temps. Faire partie de cette communauté responsable qui surveille son mode de consommation. Qui en achetant bio s’offre une conduite. Un soupçon de culpabilité en moins quant à ces petits degrés qui montent qui montent… Alors qu’en y regardant de plus près, Naturalia c’est Monoprix et donc le groupe Casino. Groupe qui ne fait pas vraiment dans la dentelle sociale la philanthropie ou la décroissance. Alors, comme d’autres probablement, il m’arrive de ne pas y regarder de trop près.
Quand Laetitia(2) me voit en pleine méditation devant le stand des salades et autres courgettes qui ne demandent qu’à être prises, elle me lance « si vous voulez des salades plus jolies j’en ai dans la réserve sinon ici il fait trop chaud pour elles. » Ben… oui pourquoi pas ?
Là, mon cerveau me dit : « est ce que j’ai la tête du gars qui veut absolument acheter une salade pour qu’elle se jette sur moi ainsi ? Est ce qu’il y a un regard ou une posture qui trahit l’envie folle de Frisée ou de Scarole ? »
Mais le pire c’est qu’avec ce pourquoi pas je venais d’envoyer valser une résolution essentielle ! Et cette vendeuse non seulement elle ne m’a pas aidé mais elle a contribué à mon effondrement. Vous allez comprendre.
Quelques secondes avant cet échange inattendu, j’avais pris la décision ferme et définitive de ne plus acheter de salade. Terminé ! Oui car les fois précédentes je les avais préparées, en avais mangé une fois puis oublié le reste au fond du frigo. Un abandon impardonnable dans ce monde de la consommation raisonnée. Alors je m’étais dit tu fais chaque fois pareil donc que ça te serve d’expérience ! Faut manger du vert mais ça : n’y touche pas ! Tu n’es pas prêt. Pas assez mûr.
Vous l’avez probablement déjà vécu et constaté : l’expérience se montre la plupart du temps d’une inutilité redoutable.
Mais je reviens à cette situation surréaliste pour moi. Au moment où elle part vers la réserve du magasin, je me dis MAIS QUEL CON MAIS QUEL CON ! Je me sentais pathétique. Je réalisais à quel point mon handicap était digne du très très haut niveau (la Champion’s League au minimum). Ne pas savoir dire non à des proches qui vous invitent, à vos enfants qui font un caprice, à une relation qui prend trop de place mais à laquelle on cède quand même, cela peut s’entendre. Cela peut. Mais… ne pas savoir dire non à une vendeuse inconnue (enfin presque parce que je la voyais un lundi sur deux pendant 20 minutes environ) qui vous propose une salade alors qu’on n’en veut pas !!! C’est grave docteur cette peur de la négation ? Cette peur de ne pas aller dans le sens de l’autre, de contrarier, de déplaire ? À mon avis trop pour être soigné. Je crois même que c’est une pratique familiale qui remonte à loin. Et qui ne nous a pas toujours rendu service.
Mais c’est pas fini. Du tout. Un bonheur ne vient jamais seul.
Non seulement je suis reparti avec une salade mais en plus, avec son plus grand sourire, cette vendeuse au charme certain avec son tablier à l’effigie de la boutique sur un jean basique une pince pour tenir les cheveux un parfum très doux, elle me demande en revenant et en agitant ses deux bras : Scarole ou Frisée ? Putain, en plus fallait choisir. Un autre de mes problèmes : les choix. Allez, Scarole, soyons fous dis-je en souriant…
Je vous la pose dans votre sac et puis tiens je vous en offre une en plus ! Oui vous lisez bien. Elle m’en a offert une deuxième de salade… Qui était sur le déclin et qu’il fallait sauver en lui offrant au plus vite une fin de vie décente, moins exposée au public. Comme ça vous en aurez 2 pour le prix d’une mais je vous conseille de manger celle-ci en premier ! Mais madame, déjà que j’y arrivais pas moi avec une seule je vais faire comment ? Hein ? Des mots restés dans ma tête bien sûr, comme toujours.
Même pour une salade avec une commerçante qui ne fait pas partie de mon cercle intime, je n’arrive pas à refuser… M Ê M E P O U R U N E S A L A D E ! Là deux en l’occurrence. C’est un peu comme si vous sortiez de 10 ans d’analyse, 10 ans à rechercher le pourquoi du comment de ce manque d’affirmation, pour rechuter, revenir à la case départ à cause d’un légume que vous ne vouliez pas et qu’en plus vous repartez avec deux parce que vous voulez faire plaisir à la jolie vendeuse. Pathétique je vous dis.
Puis au moment de passer à la caisse, j’attendais un peu car une dame était entrée entre temps, et ma copine (à ce stade là de l’intimité je pense que je peux utiliser ce terme, parce que 2 salades quand même) me regarde dans les yeux en désignant cette proposition alléchante sur un étalage minuscule juste devant la caisse - cet espace des dernières tentations - « vous devriez les goûter car elles sont bonnes et y’a 50% sur la deuxième barquette… » !
DES FRAISES !!!
Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Je devais passer une autre épreuve : celle des fraises. Et vous savez quoi ? J’AI PAS FLANCHÉ ! Deux salades mais pas de barquette. Pourtant elles étaient excellentes. Délicieuses.
En progrès donc.
Mais excellentes. J’avais enfin dit non là où …
En progrès. Mais peut mieux faire. Beaucoup mieux.
//////////////////////////////////////////////
1 Une information devenue moins importante depuis quelques semaines puisque la boutique de mon quartier a fermé. Enfin pas juste après cet épisode sinon je me serais posé des questions quant à ma responsabilité de consommateur.
2 C’est moi qui lui attribue ce prénom dans ma tête parce qu’elle ressemble à la comédienne Lætitia Dosch. Un charme certain, qu’on ne voit pas venir au premier coup d’oeil. Puis qui se met en place avec le temps. Jusqu’à l’installation d’un trouble quand elle fait bipper les codes-barres…
/////////////////////////////////////////////
*C’est également le titre d’un livre de Serge JONCOUR. Écrivain qui figure parmi mes favoris ! Si vous voulez des idées de titres, demandez-moi je suis pas loin de tous les avoirs…